Un autre récit

 

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Quel récit substituer à celui du capitalisme pour faire face notamment aux enjeux climatiques ? C'est le défi qui nous attend.

 Les récits fondent les sociétés et constituent le lien qui en unit les membres ; qu’ils soient mythologiques, religieux, ou idéologiques ils constituent la trame qui fait l’Histoire. Ils ont ceci de commun qu’ils permettent aux humains de savoir quelle est leur place dans le monde, et de leur proposer un futur désirable.

Tout au long du XXème siècle le récit qui s’est imposé de façon globale sur la planète est celui du capitalisme. D’inspiration anglo-saxonne et plus largement porté par ce qu’on pourrait appeler l’Occident, il s’appuie sur une maîtrise de la technologie et du droit – y compris utilisé de façon offensive -, sur la sacralisation de la propriété privée et du marché, et sur une promesse de progrès pour tous. Ici le progrès c’est essentiellement la capacité à accumuler, et notamment la capacité à accumuler des biens matériels, alimenté par le diptyque production/consommation.
Ce récit a très bien fonctionné tout au long du XXème siècle assurant la prospérité des pays développés, et permettant l’émergence puis le développement des pays du Sud.

Le problème est que ce récit est en panne, n’est plus crédible, et qu’il l’est pour des raisons qui tiennent à la réalité physique de notre monde. En effet le capitalocène, que j’appelle aussi captalisme, entraîne à terme pour les humains l’impossibilité d’habiter dans notre monde, en raison de l’effondrement de la biodiversité et de la catastrophe climatique. Dès lors le récit ne peut plus fonctionner, car comment y adhérer quand le futur qu’il dessine est celui d’un monde où les humains – et donc chacun d’entre nous – auront des conditions d’existence rendues infernales voire impossibles.

Mais, l’immense défi auquel nous sommes confrontés c’est qu’aucun récit alternatif, positif et global n’émerge, ce qui perpétue le système en place. La nature ayant horreur du vide et le vide n’étant pas comblé, nous continuons par défaut à vivre au sein de la même histoire, dans un entre-deux dégradé qui fait penser à la citation de Gramsci ; « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c'est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres. »

Bien sûr, des récits alternatifs nous sont proposés mais ils ne permettent en rien de répondre aux défis qui sont les nôtres et ils se heurtent souvent à un grave écueil de crédibilité et de légitimité. En effet l’Occident a imposé son récit mais c’est lui qui a détérioré les conditions de vie sur notre planète. Quelques chiffres simples pour le comprendre : les Etats-Unis ont émis plus de CO2 depuis 1850 que la Chine, le Brésil et l’Indonésie réunis, et l’Allemagne a émis plus de CO2 que l’Inde sur la même période. Le pompier était le pyromane. Nous avons donc dégradé les conditions d’existence de l’ensemble des humains, sur la base d’un récit que nous avons imposé, mais désormais nous revenons en disant qu’il faut en changer. Evidemment on peut comprendre que le « non Occident » n’ait pas forcément envie de nous écouter.

Le premier récit de substitution qui peut être mentionné n’en est pas vraiment un car il est celui de la continuité, du « business as usual ». Le message est simple, il s’agit d’un mauvais moment à passer, et le capitalisme saura surmonter cette crise comme il a toujours surmonté les précédentes. Certains y croient sans doute sincèrement, comme on pourrait le dire de quelqu’un qui a la foi, et d’autres feignent d’y croire car la situation actuelle leur convient. Le moteur de ce récit de la continuité c’est le techno-solutionnisme, c’est-à-dire la croyance que la technologie nous sauvera, résoudra tous nos problèmes, et d’ailleurs pour qu’elle le fasse il ne faut surtout pas remettre en cause le récit actuel. Entre ses promesses de colonisation de Mars, de géo-ingénierie ou de fusion entre l’homme et les intelligences artificielles, le techno-solutionnisme est la continuation du récit actuel porté à son paroxysme, une version ultime de « soigner le mal par le mal ». Mais, si la technologie peut nous aider à relever les défis que nous avons évoqués elle ne peut y suffire à elle seule. Pour le dire autrement Elon Musk devrait consacrer ses dollars à aider les pays les plus exposés aux problèmes qui viennent plutôt qu’à faire joujou avec des fusées.

D’autres récits que je qualifierai de récits de substitution négatifs ont pu émerger depuis le début du XXIème siècle.

Ainsi la Chine, qui est devenue la puissance globale qui fait face aux Etats-Unis et à leurs alliés, essaye de bâtir son propre récit en utilisant les recettes traditionnelles à base de nationalisme, d’exaltation de la grandeur passée et future, et de rejet du récit dominant, comme le font aussi un certain nombre d’autres puissances plus mineures (Russie, Turquie…). Le problème c’est que ce récit ne peut mener qu’à des tensions supplémentaires sur le globe et ne répond en rien aux défis globaux qui sont les nôtres et qui imposent coopération et coordination au niveau international.

Il y a enfin le récit de la frugalité ou de la sobriété, porté essentiellement par certains groupes politiques et sociaux en Occident ; si ce récit peut être séduisant pour les nantis que nous sommes – il est toujours plus facile de se serrer la ceinture quand on a à manger que lorsqu’on doit lutter pour se nourrir – il revient à dénier aux autres le droit d’accéder aux biens dont nous avons pu profiter pendant des décennies. Il consiste à demander aux autres de faire ce que nous n’avons pas fait ou de ne pas faire ce que nous avons fait. En effet comment expliquer à la classe moyenne indienne ou nigériane qu’elle n’aura pas le droit de prendre l’avion ou de s’acheter une voiture pour limiter les émissions de CO2 ? Comment convaincre un paysan indonésien ou péruvien qu’il devra rester assigné à son lopin de terre en autosuffisance plutôt que de rejoindre une mégalopole pour changer de vie et d’horizon ? Si notre discours est rationnel il n’est pas audible, il n’est pas acceptable par 80% de la population mondiale, car pour elle ce qui est désirable – pour l’instant – c’est ce que nous avons prêché et vécu pendant des décennies, et par ailleurs notre posture moralisatrice ne peut être que mal perçue. Ici intervient par ailleurs un paradoxe très difficile à résoudre : nous avons été les grands artisans du désordre qui commence et des chaos à venir, mais ce qui est fait est fait, et désormais, ce sont ces pays du « non occident » qui deviennent les principaux « destructeurs » de la planète – la Chine émet désormais 2 fois plus de CO2 que les Etats-Unis, et l’Inde trois fois plus que l’Allemagne. Pour le dire autrement ceux qui vont devoir faire le plus d’efforts à l’avenir ne sont pourtant pas les responsables de la situation actuelle et auront sans doute peu envie de faire ces efforts.

Cette question de notre capacité à entraîner l’ensemble du monde à adopter un nouveau mode de vie, que l’on qualifiera de sobre – à supposer que nous l’adoptions nous-mêmes, car à ce stade il n’est clairement pas souhaité par une majorité de la population dans les pays occidentaux, et le discours culpabilisant tenu sur nos comportements actuels et passés me semble être une mauvaise piste pour faire évoluer nos propres mentalités et nos habitudes – est souvent l’angle mort du discours des mouvements écologistes et décroissants, qui restent, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, très « occidentalocentrés » dans leur vision, alors que les problèmes à traiter sont mondiaux.

Nous sommes donc dans une situation terrible ; nous devons, et c’est vital, au sens propre, changer de récit, mais nous ne sommes pas capables de forger un nouveau récit à la fois tangible, efficace et désirable pour l’ensemble des humains. Nous avons dès lors deux tâches immenses et immédiates à mener : préparer notre adaptation aux problèmes que nous allons affronter et inventer, ensemble, ce nouveau récit.

Illustration: Sisyphe, Titien.

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