Le Stade Al Nassr du capitalisme

Ballon de football — Wikipédia

Tribune publiée dans le journal La Croix du 21 septembre 2023

 

Le 30 décembre 2022 Cristiano Ronaldo – l’un des deux plus grands joueurs de football du XXIème siècle avec Lionel Messi – annonçait qu’il allait rejoindre le club de Al-Nassr en Arabie Saoudite. Cette annonce avait fait grand bruit en raison de l’aura de Ronaldo, mais il était un joueur en fin de carrière, qui restait sur un échec avec le club de Manchester United, et la plupart des observateurs considéraient qu’il s’agissait d’un mouvement isolé, motivé par un salaire annuel gargantuesque de 200 millions d’euros. Ronaldo, à 38 ans, rejoignait la liste de joueurs prestigieux mais en déclin qui faisaient un dernier tour de terrain en monnayant chèrement leurs services dans des championnats exotiques en mal de notoriété et de tête d’affiche. Ainsi en 1975, déjà !, l’immense Pelé avait signé au Cosmos de New York à 34 ans – pour un salaire annuel d’un montant de 1,4M$, considéré à l’époque comme énorme -, ou plus récemment en 2018 le génial milieu espagnol et barcelonais Andrés Iniesta avait rejoint à 34 ans le club japonais du Vissel Kobe pour 20 millions de dollars de salaire annuel.

Mais les observateurs se sont trompés et la date du 30 décembre 2022 restera sans doute comme un tournant dans l’histoire du football contemporain au même titre que la validation de l’arrêt Bosman par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), le 15 décembre 1995 avait complètement changé le fonctionnement et l’économie du football moderne.

En effet le cas Ronaldo n’est pas isolé, et les clubs saoudiens, regroupés au sein de la Saudi Pro League (SPL), ont entamé, très majoritairement en Europe, une vague de recrutement gigantesque, non seulement en ciblant des joueurs de tout premier plan mais souvent âgés, mais aussi de joueurs plus jeunes et d’excellent niveau. La liste des footballeurs qui ont déjà rejoint la SPL en 6 mois donne le tournis et on pourra citer pour les plus connus : Karim Benzema (Ballon d’Or 2022), Neymar (un des 5 meilleurs joueurs des dix dernières années), Sadio Mané (meilleur joueur africain en 2022), N’Golo Kanté (champion du monde français), Fabinho, Malcolm, Ruben Neves… Le point commun de ces recrutements : des salaires XXL parfois 10 fois supérieurs à ce que touchaient les mêmes joueurs dans leurs clubs précédents. Dans le cas de Benzema on évoque un minimum de 200 millions sur 3 ans pour rejoindre le club d’Al-Ittihad alors qu’il touchait autour de 15 millions par an au Real de Madrid, et dans le cas de Neymar on parle de 200 millions par an, plus une flopée d’avantages (avion, maison…) pour jouer à Al-Hilal, contre 30 millions quand il jouait pour le PSG.

En effet les Saoudiens disposent de moyens colossaux pour proposer de tels salaires car les 4 plus grand clubs du pays (Al-Nassr, Al-Hilal, Al-Ahli et Al-Ittihad) sont directement soutenus par le fonds souverain saoudien (FIP) qui les détient à 75% et gère plus de 700 milliards d’actifs. Ici les questions de rentabilité, de fair play financier, ou d’équité sportive n’ont aucune importance, car il s’agit pour l’Arabie Saoudite de faire du football un instrument majeur de son soft power et de sa politique d’image à l’instar de ce qu’a fait le Qatar lors de la dernière décennie. En ligne de mire l’obtention de l’organisation de la Coupe du Monde FIFA 2030, qui s’inscrit dans le plan Vision 2030 porté par Mohammed Ben Salmane le dirigeant de fait du pays. Faire du football une des vitrines du pays est une décision politique et non pas économique ou sportive.

Mais cette offensive saoudienne va déstabiliser de façon significative le football mondial et surtout européen : tout d’abord avec de tels salaires de nombreux joueurs, y compris en pleine possession de leurs moyens, vont se laisser tenter par le championnat saoudien, quitte à y passer 2 ou 3 ans pour garnir leur compte en banque à défaut d’étoffer leur palmarès. Ainsi alors que l’immense majorité des transferts importants se faisaient à l’intérieur des championnats européens ou d’autres championnats, comme le championnat brésilien, vers les championnats européens, c’est la première fois qu’un championnat tiers vient les concurrencer directement pour recruter des joueurs. Mécaniquement le championnat saoudien va devenir plus visible, plus attractif, et de meilleur niveau, tandis que les championnats européens vont perdre (un peu) de leur intérêt, singulièrement les plus faibles comme le championnat français. A ce titre il est intéressant de constater que Canal+ l’acteur historique des droits du football en France, a acheté les droits de la SPL mais ne se positionnera sans doute pas pour acheter les droits de la Ligue 1. Dès lors un cercle vicieux pourrait être enclenché : de bons joueurs qui partent, donc des championnats moins intéressants, donc des droits de retransmission plus faibles, et donc moins de moyens pour retenir les bons joueurs…Il y a ici un vrai risque de dégradation de l’économie du football en Europe.

L’autre conséquence de ce mouvement est liée à la guerre souterraine entre la FIFA, qui gère le football au niveau mondial, et l’UEFA qui en est l’instance européenne. L’Europe est l’épicentre du football au niveau mondial ce qui entraîne une rivalité systémique entre l’UEFA et la FIFA ; aussi cette dernière voit en général d’un bon œil ce qui peut affaiblir le football européen et/ou diminuer son importance. Le président actuel de la FIFA Gianni Infantino n’est d’ailleurs jamais avare d’idée baroques – comme la multiplication ad nauseam des compétitions et l’inflation du nombre d’équipes y participant – dans cette guerre et on notera avec attention qu’il vit désormais une bonne partie de l’année au Qatar ! On peut penser que la FIFA va donc encourager fortement le développement du championnat saoudien, ce qui est tout à fait aligné avec la promotion d’une coupe du monde des clubs qui se jouera à 32 clubs en 2025. De façon ironique on pourrait même imaginer que d’ici 3 à 4 ans l’Arabie Saoudite demande à rejoindre la compétition de clubs la plus prestigieuse (la Champions League), a priori réservée aux clubs européens, sachant qu’Israël ou le Kazakhstan y participent déjà à travers leurs clubs. Si l’Arabie Saoudite devient durablement un acteur crédible du football mondial c’est la géopolitique globale du football qui pourrait être modifiée.

On tirera enfin de cette évolution du football une leçon quant au stade de développement du capitalisme : nous sommes bien dans un stade que certains qualifient de capitalisme tardif où l’argent permet bien de tout acheter. En l’occurrence même dans le cas de joueurs de football qui sont déjà multimillionnaires leur talent a bien un prix, il suffit de le proposer. Et dans ce cas précis l’argent n’a pas d’odeur et ce à double titre : d’une part l’Arabie Saoudite est un régime peu recommandable pour faire dans la litote (150eme pays sur 167 à l’indice de démocratie élaboré par the Economist Intelligence Unit), que ce soit en matière de gouvernance, de droits des femmes…, d’autre part cette débauche de moyens est permise grâce à la rente pétrolière accumulée pendant des dizaines d’années. C’est l’argent de l’or noir qui paye ces joueurs de foot. Au moment où l’été 2023 aura été catastrophique sur le plan climatique (incendies au Canada et à Hawaï, inondations en Chine….) ce n’est pas le moindre des paradoxes de voir un des principaux contributeurs au dérèglement climatique s’acheter une image grâce au sport le plus populaire au monde et à ses plus grandes stars.

Le stade Al-Nassr du capitalisme c’est cela, l’argent qui ose et permet tout.

*Le titre de cet article est un clin d’œil au livre de de Mike Davis « Le Stade Dubaï du Capitalisme » (ed Amsterdam) et en même temps une référence au terrain de foot.

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