Penser l’impensable

                       Citation Vladimir Jankélévitch penser : Il faut penser tout ce qu'il y a de  pensable... 
La langue française aime les oxymores et « penser l’impensable » en est une belle illustration. S’il nous est impossible de « penser l’impensable » il nous est en revanche possible de penser l’imprévu, l’improbable, l’inattendu, et parfois la catastrophe, c’est-à-dire un événement extrême aux conséquences tragiques. A l’instar du philosophe Jean Pierre Dupuy (« Pour un catastrophisme éclairé : quand l'impossible est certain », Seuil, 2002), c’est en nous préparant aux catastrophes que nous pouvons espérer les éviter.

En ce qui concerne la guerre en Ukraine il nous semble que nous refusons de penser sérieusement trois évènements, qui chacun à leur manière pourrait nous mener à la catastrophe, et qu’il convient justement de réellement s’y préparer pour qu’elle n’advienne pas.

Le premier évènement qui pourrait constituer une bifurcation de l’histoire est l’élection présidentielle américaine et son résultat. On peut considérer que l’élection de Donald Trump est plausible ; et s’il est élu il est probable que le soutien américain aux ukrainiens cesse. Or, en deux ans, les américains ont déjà donné 70 milliards d’euros d’aide aux ukrainiens – soit environ un tiers du total des aides reçues par Kiev selon le Kiel Institute -, la majorité de cette aide sous forme d’armement. Un arrêt de l’aide américaine serait donc une catastrophe pour l’Ukraine et rendrait totalement illusoire un renversement de la situation militaire sur le terrain. Concrètement cela reviendrait à entériner une victoire de la Russie poutinienne. Dès lors que devons-nous (les européens) faire ? Attendre l’élection de Trump et ses conséquences potentiellement dévastatrices ? Ou bien lancer immédiatement un immense programme de soutien et d’armement de l’Ukraine de plusieurs dizaines de milliards d’euros ? Si nous considérons que le sort de l’Ukraine est vital pour la survie de notre modèle de société et l’intégrité territoriale de certains états membres de l’UE la réponse paraît assez évidente.

Le second évènement que nous devons envisager attentivement est une attaque de la Russie contre un pays membre de l’OTAN et/ou de l’Union Européenne. Dans ce cadre les pays baltes constituent des cibles assez évidentes car ils sont revendiqués ouvertement par Vladimir Poutine comme faisant partie de l’Empire Russe et les provocations envers eux sont constantes, que ce soit sous forme symbolique – comme l’avis de recherche lancé contre la Première ministre estonienne Kaja Kallas – ou militaire – incursions répétées dans les espaces aériens des pays Baltes.

Ces trois pays sont minuscules – au total moins d’un tiers de la surface de la France et environ 7 millions d’habitants – et n’auraient évidemment pas les moyens de se défendre seuls contre la Russie en cas d’opération militaire d’envergure. Dans ce cas que ferait l’Union Européenne ? Que ferait l’OTAN ? Dans ce contexte on invoque souvent l’Article 5 du Traité de l’OTAN qui prévoit « « …qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles [les membres de l’Alliance] survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties,… » et qui ferait ainsi obligation aux membres de l’OTAN de venir en aide au membre attaqué. Mais ce fameux Article 5 stipule aussi « …[chacune des parties ] assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d'accord avec les autres parties, telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l'Atlantique Nord. ». On voit bien que la nature de l’aide apportée au pays attaqué peut prendre différentes formes et qu’un soutien militaire direct – via l’envoi de troupes notamment – n’est pas automatique. De même chaque membre peut décider de son propre degré d’implication et l’OTAN le précise clairement dans son explication de l’Article 5 : « Il s’agit d’une obligation individuelle incombant à chaque Allié et chaque Allié est chargé de déterminer ce qu’il juge nécessaire d’apporter dans le contexte considéré. ».

On voit ici que ce scénario d’invasion d’un pays Allié pose des questions fondamentales sur notre niveau d’engagement et notre volonté de nous battre, au sens premier du terme. Faut-il attendre que Poutine passe à l’action avant de nous poser sérieusement la question ? Ou bien au contraire faut-il anticiper et définir clairement la nature de notre réaction, par exemple en affirmant que nous enverrons des troupes se battre sur le sol de l’Allié attaqué, y compris en en faisant un instrument de dissuasion. Là encore la réponse semble assez évidente, sauf à considérer que nous n’avons aucune obligation sérieuse vis-à-vis de nos alliés.

La dernière catastrophe que nous devons penser est celle de l’utilisation de l’arme atomique par les Russes, et ce sous deux formes : les armes nucléaires dites « tactiques », et celles dites stratégiques.

Les armes nucléaires tactiques pourraient être utilisées sur un champ de bataille pour faire d’énormes dégâts, mais elles s’inscrivent dans une logique de guerre « classique » en ciblant a priori des objectifs militaires. C’est la nature de l’arme – nucléaire et non pas conventionnelle – plus que son utilisation (choix de la cible, pertes civiles) qui constitue une rupture. Les Russes ont laissé sous-entendre à plusieurs reprises qu’ils pourraient utiliser ce type d’arme, par exemple pour (re)prendre une ville sur le sol ukrainien. En revanche dans le cas d’utilisation d’une arme nucléaire stratégique c’est le spectre d’Hiroshima qui surgit avec des cibles civiles et des pertes humaines terrifiantes ; c’est l’horreur d’une grande ville de l’ouest de l’Europe prise pour cible et qui serait anéantie.

Dans ces deux cas il faut « penser l’impensable » car ici cela signifie que la dissuasion nucléaire ne marcherait plus et envisager alors quelle devrait être notre réaction. Concrètement en cas d’utilisation de l’arme nucléaire tactique en Ukraine les puissances nucléaires occidentales, dont la France, doivent-elles réagir ? Avec quelle cible et quel niveau de proportionnalité ? Sur le sol russe ou en visant des cibles russes sur le sol ukrainien ? Et ce sont les mêmes interrogations vertigineuses, mais non plus théoriques car l’agresseur est connu et l’horizon temporel potentiellement proche, qu’il faut se poser en cas d’utilisation de l’arme nucléaire stratégique.

Il nous semble fondamental que ces questions soient posées, abordées frontalement, débattues, et non pas évoquées de façon allusive voire éludées. C’est de notre capacité à penser l’impossible que dépendra en grande partie notre avenir.

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