Télétravail(s)

 


La généralisation du télétravail aura de nombreuses conséquences, mais lesquelles exactement et pour qui ?

Lors de la période du confinement des dizaines de milliers d’entreprises et des millions de salariés ont découvert le télétravail. En France un actif sur cinq aurait télétravaillé pendant cette période de l’épidémie. Depuis, on assiste un débat récurrent sur la place que va prendre, dans le futur, le télétravail dans la vie des individus et des organisations. Évidemment pendant le confinement il s’agissait d’une forme de télétravail particulière, puisqu’il était contraint, intégral (tout le temps de travail était effectué en télétravail) et provisoire (on savait que la période de confinement aurait un terme). Dans un mode plus classique on aura un télétravail choisi, partiel et pérenne – ou en tout cas sur une longue durée – et il n’aura pas les mêmes caractéristiques ni les mêmes conséquences sur les individus et les organisations. Ils et elles devront appréhender correctement ce que cela signifie en faisant attention à l’interprétation « faussée » du télétravail qu’a pu entraîner le confinement.

C’est ce que nous allons tenter de faire dans cet article, notamment en articulant les trois dimensions liées au télétravail que sont les dimensions personnelles (l’individu), organisationnelles (l’entreprise) et sociales (la société).

 

Pour les salariés

Pour les salariés (par commodité nous désignerons comme salariés les individus qu’ils soient salariés d’une entreprise ou membres d’une organisation collective comme une association), l’intérêt évident, immédiat et valable pour tous du télétravail est le gain de temps lié à l’absence de transport pour se rendre sur son lieu de travail. Son corollaire est aussi une réduction de la fatigue et du stress induits par les trajets, que ce soit en transport collectif ou individuels. Cela est plus particulièrement vrai dans les grands centres urbains et leurs banlieues, où les temps de trajet peuvent être particulièrement longs – 44 minutes en Ile de France pour l’aller domicile/travail ! - , incertains et pénibles. Les usagers de la RATP aux heures de pointe ou du périphérique parisien savent bien de quoi je parle !

Parfois il peut y avoir aussi un gain financier si le salarié n’est pas compensé pour ses dépenses trajet-domicile par son employeur et n’a plus à se déplacer.

Mais au delà de cette caractéristique commune et positive à tous les salariés en télétravail, tous ses autres effets vont dépendre de situations individuelles et peuvent être vécus de façon très différente :

  • le gain de temps évoqué plus haut peut être, pour certains, utilisé pour des tâches personnelles, privées, (emmener ses enfants à l’école, faire du sport..) mais il peut aussi dans certains cas devenir du temps de travail. Dès lors du temps de travail supplémentaire se substitue au temps de trajet, et cela peut conduire à une forme de surinvestissement dans son travail, avec une frontière de plus en plus poreuse entre vie privée et vie professionnelle,
  • les conditions effectives du télétravail sont très disparates. Certains peuvent aménager un espace dédié chez eux, au calme, avec l’équipement adéquat et avec un bon niveau de connectivité. A l’inverse d’autres n’ont pas cette possibilité et vont bricoler comme ils peuvent un pseudo bureau, qui peut être un PC sur la table de la cuisine, ou dans leur lit. En outre la présence au domicile d’autres personnes travaillant en même temps et/ou d’enfants, notamment en bas âge, peut singulièrement compliquer la possibilité de travailler dans de bonnes conditions. Il y a là une inégalité importante, et souvent oubliée, dans la capacité à travailler depuis chez soi. D’ailleurs les conditions de télétravail sont à comparer aux conditions de travail sur site pour évaluer leur intérêt pour chaque salarié. Entre un open space bruyant et sans climatisation sur le site lointain de l’entreprise et un beau bureau aménagé dans sa maison, à l’écart, on imagine que le choix est vite fait. A l’inverse les conditions de travail à domicile peuvent être bien moins bonnes que dans l’entreprise et justifier le trajet,
  • la nature même de son travail influe sur la possibilité de le faire correctement. On peut imaginer que le salarié d’un centre d’appel qui passe sa journée au téléphone préfère être chez lui qu’au milieu d’un plateau car il peut disposer de tous les outils pour le faire aussi efficacement. En revanche pour un emploi qui suppose de nombreux contacts informels avec ses collègues, des échanges constants et met en oeuvre des problématiques d’innovation, le télétravail va rendre beaucoup plus difficile l’atteinte des mêmes objectifs. Ici se pose plus largement la question du collectif et la capacité du salarié à se considérer comme membre d’un groupe ou d’une équipe si les contacts physiques sont de plus en plus rares. Cela peut avoir une influence sur son bien être, sa performance, et au delà sur la capacité des organisations à maintenir un sentiment d’appartenance à une collectivité et des valeurs communes sur la durée.

On voit ici que du point de vue du salarié on a de nombreux éléments qui peuvent influer sur l’intérêt de télétravailler, ce qui rend nécessaire d’analyse les situations quasiment au cas par cas. Néanmoins on peut conclure en évoquant un point sur lequel nous reviendrons : le télétravail fragilise la position du salarié. A partir du moment où on peut réaliser un travail donné à distance – ce que (dé)montre le télétravail -, grâce aux outils technologiques de communication et de collaboration, à terme la tentation peut être grande de faire réaliser les mêmes tâches sur d’autres territoires, concrètement de délocaliser. Le risque pour le salarié qui aura quitté la région parisienne pour travailler depuis la banlieue nantaise, ou pour le salarié qui sera parti vivre à la campagne c’est que son employeur considère qu’il peut tout aussi bien employer quelqu’un dans la banlieue de Rabat ou de Montréal pour réaliser le même travail. Après les délocalisations industrielles le télétravail pourrait être le catalyseur de délocalisations tertiaires.

 

Pour les entreprises

Du côté des entreprises le plus souvent la raison invoquée pour étendre la pratique du télétravail de façon plus importante – et parfois la seule – est une raison financière : si une part significative des salariés est en télétravail, les besoins en immobilier vont être bien moins importants – les salariés travaillant chez eux, cela se traduit pas des économies en matière de locaux et d’équipements. On trouve peu de chiffres fiables sur le coût du poste de travail mais une étude l’ARSEG, qui est une association professionnelle, évoque le chiffre de 13 500 euros en France par salarié et par an.

Ce raisonnement économique est évidemment surtout valable pour des entreprises tertiaires , et dès lors il n’est pas étonnant que des entreprises comme Facebook ou Twitter aient fait des annonces marquantes sur le sujet, en évoquant le télétravail comme le mode de fonctionnement dominant à terme – la plupart de leurs employés peuvent en effet travailler facilement à distance. Néanmoins on voit aussi des entreprises industrielles comme PSA faire des annonces en ce sens pour leurs populations de cadres et d’ingénieurs.

Au global iI est difficile d’apprécier les économies potentielles réalisables par les entreprises ; cela dépend du nombre de salariés qui vont basculer en télétravail et du pourcentage du temps passé à leur domicile – cela détermine le niveau minimal de locaux à conserver - , cela dépend de la localisation des bureaux/locaux de l’entreprise - réduire la taille de ses locaux au centre de Paris ou de Lyon ou en grande banlieue ne se traduira pas par les mêmes économies… Par ailleurs si les coûts immobiliers représentent une petite fraction des coûts de l’entreprise, même en les réduisant de 50% les gains finaux resteront modestes…

Il faut aussi noter qu’un régime de télétravail sur la durée impliquera sans doute des coûts d’équipement des salariés à leur domicile (bureau, connectivité…), voire des compensations financières, et sans doute aussi la nécessité de payer pour des tiers lieux (espaces de réunions et de coworking décentralisés) pour que les salariés puissent se regrouper près de chez eux de temps en temps. Elle imposera dans tous les cas de repenser les espaces de travail en multipliant les bureaux de type flex ou les espaces de réunion. Le travailleur « nomade » aura des besoins différents du travailleur classique.

Dans ce contexte une hypothèse implicite faite par les entreprises qui souhaitent étendre le télétravail, mais qui demande à être validée sur la durée et qui dépend comme nous l’avons vu de la situation particulière de chaque entreprise et de chaque salarié, est que les salariés sont demandeurs de plus de télétravail et seront in fine plus contents et donc plus productifs. Or cette question de la relation entre télétravail et productivité ne peut être abordée, à notre avis, qu’au cas par cas, en fonction des typologies d’entreprises et d’emplois.

Enfin une extension importante et permanente du télétravail pose avec acuité la question du management et du sentiment d’appartenance à l’entreprise sur la durée. Comment maintenir une cohésion d’entreprise forte si les salariés ne sont pas souvent ensemble, se voient peu ? Comment gérer des équipes à distance ? Comment reproduire ces moments informels d’échanges – le repas à la cantine, la discussion à la machine à café, parfois le trajet en transport – si importants pour faire émerger des idées, faire vivre les organisations, et permettre l’irruption de l’imprévu. On raconte que Steve Jobs portait une attention toute particulière à l’architecture des bâtiments de ses entreprises pour forcer les interactions entre le salariés. Comment reproduire cela lorsque les gens seront chacun chez eux ? Alors bien sûr on voit fleurir les guides de bonnes pratiques, plus ou moins convaincants, mais il s’agira d’un vrai défi pour les organisations qui devront repenser en profondeur leurs modes de fonctionnement.

 

Pour la société

Au niveau macroéconomique une généralisation du télétravail va avoir des conséquences directes sur des secteurs entiers. Faisons une hypothèse simple : à horizon 2025, 20% des salariés du tertiaire bascule en télétravail. Concrètement cela va se traduire par des besoins en matière d’immobilier de bureaux qui vont être revus à la baisse, voire des surcapacités, et donc aussi des besoins en construction de nouveaux immeubles moindres. On imagine par exemple les conséquences pour un quartier d’affaires comme celui de la Défense si 20% des surfaces sont inoccupées à terme – et cela aura aussi un impact sur l’ensemble des activités connexes, magasins, restaurants… qui sont localisése sur place. De même moins de salariés présents sur les sites des entreprises cela signifie des besoins inférieurs en restauration et services collectifs. Là aussi l’impact pour certaines entreprises pourrait être très significatif (de façon plus anecdotique on aura sans doute besoin d’une garde robe moins fournie et les vendeurs de costumes peuvent être inquiets).

A l’inverse on a du mal à imaginer des secteurs qui bénéficieraient fortement d’une extension du télétravail : au delà de la généralisation des outils de vidéo-conférence la majorité des salariés sont déjà équipés en outils de travail à distance (PC + connectivité), ils prendront peut être ou deux repas supplémentaires par semaine chez eux ou dans la restauration proche mais ils ne mangeront pas plus…

En revanche ce qui peut avoir un impact majeur au niveau social c’est la reconfiguration des mobilités et de l’espace induite par du télétravail massif : logiquement on aura une baisse des trajets domicile/travail, que ce soit en transport individuel et collectif. Cela veut dire moins de trafic routier et des besoins en transports collectifs plus faibles. Une étude récente de l’APUR (Atelier parisien d’urbanisme) évalue par exemple l’impact en Ile de France d’une augmentation du télétravail et conclue en indiquant « L’impact du télétravail sur l’écrêtage

des heures de pointe et la désaturation des réseaux de transports collectifs, des autoroutes et du périphérique peut dès lors être significatif, rendant plus confortable les déplacements dans la métropole et facilitant la mobilité des travailleurs essentiels, des artisans et le transport logistique. »

Si le découplage entre lieu de vie et lieu de travail devient encore plus fort on pourrait même imaginer une reconfiguration importante de l’occupation de l’espace urbain et péri-urbain. De grandes métropoles comme Paris, qui sont chères, polluées, stressantes, pourraient alors voir un phénomène massif de départ de certaines catégories de population. Nous verrions alors se développer un phénomène d’exode urbain, par ailleurs en phase avec certaines aspirations à une vie plus sobre et plus respectueuse de l’environnement. A cet égard on peut se demander si les travaux pharaoniques du grand Paris ne vont par arriver trop tard, c’est à dire au moment même où les besoins de mobilité vont devoir être complètement repensés.

Enfin au niveau macro-économique les risques de délocalisation des emplois tertiaires évoqués plus haut pourraient approfondir encore la crise de l’emploi dans notre pays avec toutes les conséquences sociales et économiques que cela provoque. Les pouvoirs publics ne pourront sans doute pas rester à l’écart de ce débat et devront peut être à terme fixer des règles pour éviter ce type de conséquence.

 

Comme nous l’avons vu il y a plusieurs niveaux d’analyse du télétravail. La façon dont il peut être vécu et son impact vont être très différents d’un individu à l’autre et d’une organisation à une autre. Il faudra regarder au cas par cas la façon dont il peut être mis en œuvre et comment le rendre le plus utile et efficace pour les salariés et les entreprises.

Au niveau macroscopique une évolution massive vers le télétravail va mettre en difficulté des secteurs entiers et entraîner une reconfiguration des mobilités, voire des évolutions significatives dans l’occupation spatiale dans notre pays. Plus de télétravail(s) sera vecteur de changement(s).

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