Le Déshonneur et la Guerre


CARTE UKRAINE. Les cartes de situation aujourd'hui 

« Le gouvernement avait le choix entre la guerre et le déshonneur ; il a choisi le déshonneur et il aura la guerre. » Phrase attribuée à Winston Churchill, mais dont la formulation est contestée.

On se réveille le matin, on allume la radio, et on attend. On attend les nouvelles de l’Est, là-bas, de l’Ukraine : le récit d’un nouveau massacre, la chronique de la défense désespérée des villes assiégées, les témoignages glaçants de crimes qu’on ne sait plus vraiment comment qualifier, les craintes des réfugiés pour leurs familles prises au piège. On écoute, une légère nausée à fleur de lèvres, avec ce sentiment de honte qui monte, qui se déploie et nous oppresse. La honte, et on éteint la radio.

La honte individuelle d’être là, figés dans notre confort, nos routines, spectateurs immobiles d’une tragédie, qui se déroule littéralement sous nos yeux, et de ne rien vraiment faire pour qu’elle cesse. Alors oui on peut afficher de façon symbolique une bannière « Support Ukraine » sur sa page Facebook, signer des pétitions, participer à des collectes de vêtements ou donner un peu d’argent, mais que cela paraît dérisoire au regard des enjeux.

Et puis il y a la honte collective, qui nous concerne tous, la honte d’avoir laissé un tyran prospérer à nos portes, malgré les avertissements, malgré les guerres déjà vives, la honte d’avoir si mollement protesté quand nos dirigeants le recevaient en grande pompe et signaient des contrats avec le sourire de VRP satisfaits, la honte d’avoir préféré le confort de nos appartements surchauffés l’hiver au détriment des souffrances quotidiennes pour de nombreux peuples.

La honte qui ne nous quitte pas soixante jours après le début de la guerre, alors que les dirigeants et le peuple ukrainien nous appellent désespérément à l’aide et soulignent à juste titre qu’ils se battent aussi, avec un courage inouï, pour nous et nos valeurs. La honte de continuer à débattre du statut de cobelligérant alors que Poutine se fiche du droit international comme de sa première Kalachnikov. La honte de fournir uniquement des armes défensives, comme si elles allaient faire des demi-dégâts ou des demi-morts contre les forces russes, et que c’était plus acceptable que des armes dites offensives. La honte de ne pas vraiment bloquer les avoirs russes – on biaise, on recule, on fait tout à moitié -, ces montagnes d’argent sale, butin d’un vol organisé perpétré par des oligarques prospères et repus, en somme l’impudeur de continuer à faire du business, « as usual » comme on dit. La honte de ne pas arrêter les importations de pétrole et de gaz, parce que « ça augmenterait les factures et ralentirait la croissance » alors que nous étions encore capables il y a quelques semaines de trouver et de dépenser des dizaines de milliards pour soutenir nos économies menacées par le Covid.

Nous sommes honteux mais nous attendons. Mais qu’attendons-nous au juste ? Un nouveau massacre comme celui de Boutcha ? Quelques milliers de morts de plus -les cadavres d’enfants comptent-ils plus que les autres ?-, mais combien exactement ? L’utilisation d’armes chimiques ou biologiques ? Quelle est notre ligne rouge, si elle existe, qui nous fera prendre les mesures permettant aux Ukrainiens de gagner cette guerre et de la gagner vite ?

Nous sommes honteux mais nous attendons. Mais qu’attendons-nous au juste ? De futures négociations où nous serons assis à côté de Poutine et discuterons de la partition de l’Ukraine ? Discutons comme si de rien n’était, « Monsieur le Président vous reprendrez bien un thé », comme si des crimes de guerre n’avaient pas été commis. Qu’attendons-nous au juste ? Une incursion de l’armée russe en Pologne ou dans les pays baltes qui serait « plus grave » que les massacres quotidiens à Marioupol ou Kharkiv et nous ferait enfin réagir car ils sont membres de l’OTAN ? Qu’attendons-nous au juste ? Une guerre d’enlisement dans le Donbass qui durera des années et sèmera la désolation mais qui nous laissera les « mains propres » au regard du droit international ? Oui nous ferons comme si de rien n’était, la force de l’habitude et d’autres priorités, en attendant le prochain coup de force de Poutine et une nouvelle vague d’indignation qui signifiera à quel point nous sommes lâches.

Nous sommes honteux et nous attendons, alors que nous savons ce qu’il faudrait faire, et ce depuis le début de cette guerre : livrer les armes dont les Ukrainiens ont besoin, vite et fort, stopper les importations de gaz et de pétrole, maintenant pas dans 6 ou 9 mois, colmater les failles dans les embargos et frapper les soutiens du régime de Poutine au portefeuille, là tout de suite. En somme faire comprendre à Poutine que cette guerre est aussi la nôtre, que nous la menons aux côtés du peuple ukrainien, et parce que nous la menons il la perdra s’il la poursuit.

Et si nous ne le faisons pas, si nous restons des soutiens honteux, nous aurons bien la guerre, cette guerre qui est là, à nos portes, avec toutes ses conséquences terribles, et nous continuerons à vivre avec le déshonneur, chaque matin en nous levant.

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