Eux et Nous

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Depuis les émeutes des dernières semaines à la suite de la mort de Nahel c’est la sidération qui domine. En effet la violence, l’étendue, et la soudaineté des « manifestations » d’une partie de la jeunesse française nous laisse à la fois impuissants et incrédules. Comment est-ce possible ? Comment cela a-t-il pu arriver sous « cette forme » ? Qu’est ce qui est à l’œuvre et cela peut-il recommencer ? Ces questions nous taraudent et les commentaires succèdent aux articles, les déclarations succèdent aux annonces, sans qu’une explication qui fasse consensus n’émerge réellement. Bien sûr il est évident que les circonstances de la mort de Nahel ont constitué l’étincelle qui a déclenché l’embrasement, mais cela ne permet pas de comprendre la forme (jeunesse des émeutiers, pillages systématiques) et l’ampleur (nombre de villes touchées y compris en leur cœur, recherche d’atteintes physiques envers les forces de l’ordre) de ces évènements. Devant cette difficulté, voire cette impossibilité à comprendre, il est tentant de considérer que les émeutiers ne sont plus dans le commun, qu’ils ne font plus société avec nous, et donc qu’il n’est pas possible de les comprendre. En un mot ils sont des barbares, c’est-à-dire ceux qui sont à la fois étrangers et qui agissent avec cruauté et sauvagerie. Cette figure du barbare est commode car elle renvoie implicitement à l’origine étrangère de nombreux acteurs de ces émeutes et d’autre part elle focalise l’attention sur leur brutalité, contribuant à en faire encore davantage des Autres auxquels nous ne voulons surtout pas ressembler. Par ailleurs la seule réponse à apporter à des barbares c’est la force, en répondant à la violence (illégitime) par la violence (légitime). Cette réponse est simple, univoque, et se veut définitive.

Mais cette posture, si elle permet de résoudre temporairement le problème des émeutes, ne résout rien sur la durée et nous empêche sans doute de vraiment appréhender le problème en simplifiant à outrance notre réponse collective. Ici mon hypothèse est que la seule façon d’espérer comprendre l’immense question que pose ces émeutes c’est justement de ne pas considérer ces jeunes comme des barbares, comme des Autres, mais de voir ce que nous avons en commun avec eux, non pas à titre individuel, mais dans notre conception collective de la société française et des rapports entre les individus.

En effet à quoi aspirent ces jeunes ? Ils aspirent pour l’essentiel à gagner de l’argent, à afficher ostensiblement les signes du confort et du bien-être matériel (marques, logos, objets iconiques). Leurs modèles ? le dealer qui a « réussi » et peut se déplacer en grosse voiture, ou même vivre à Dubaï. Le footballeur, parfois issu des mêmes quartiers, aux millions de "followers" et aux revenus astronomiques. Le contexte, l’environnement général ? Des milliardaires portés aux nues, des grandes entreprises qui passent leur temps à « optimiser » fiscalement ou à dégrader la planète, des délinquants en col blanc, qui semblent toujours échapper à la justice, des politiques pour lesquels l’intérêt général semble être une idée désuète, des dictateurs hier fréquentables – le plus souvent pour des questions de « business » - qui mènent des guerres atroces. Réussir sa vie c’est donc une question de compte en banque, de compétition, et de contournements plus ou moins graves de la loi, c’est-à-dire les ingrédients du capitalisme tardif et malade.

Ainsi dans leur contexte, ces jeunes – et par souci de clarté je précise ici que ceux qui cèdent à l’appel de la violence doivent rendre compte de leurs actes devant la justice - ne font qu’appliquer les règles de ce capitalisme débridé où règne la loi du plus fort, où la violence devient le mode de relation normal entre individus et organisations. Si dans nos beaux quartiers cette loi du plus fort prend les formes policées de la violence symbolique et des rapports de domination classiques, dans les quartiers « difficiles » elle prend les formes de la violence physique et de la dégradation, y compris en se propageant à l’extérieur, c’est-à-dire dans les centres villes, comme elle l’a fait ces derniers jours. C’est parce que nous avons façonné et valorisé une société violente que ces jeunes, qui en font partie, sont violents. Mais ils sont violents avec leurs moyens, c’est-à-dire ceux de la violence contre les biens et les personnes, car ils sont dénués du capital culturel et/ou individuel, qui leur permettrait d’être violents différemment. Aussi c’est finalement parce qu’ils sont comme nous, baignant dans le même paradigme socio-économique, qu’il est si difficile d’admettre ce qui se passe. Si cette hypothèse est juste, une fois les émeutes terminées, et que la justice aura fait son travail il faudra que nous nous posions la question du modèle de société global que nous souhaitons proposer. Si nous ne sortons pas de ce modèle où la réussite des uns se fait au détriment des autres, où les inégalités sont considérées comme normales, où la violence, sous toutes ses formes et à toutes les échelles, est valorisée, alors les émeutes, symptômes d’une société qui se délite, reviendront, encore et encore.

 

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