De l’écriture inclusive à la grammaire égalitaire ?

Billet invité - Simon Roblin

J’ai appris récemment que la bataille faisait rage dans certaines contrées autour d’une pratique en vogue appelée « écriture inclusive ». Novice en la matière, vaguement curieux, j’avais cru comprendre que le phénomène se limitait à quelques curiosités orthographiques  censées permettre aux femmes de signifier, au moyen de toutes les marques jugées appropriées (des expédients graphiques le plus souvent), qu’elles n’étaient pas une espèce du genre homme, ce que je leur accorde volontiers. Je découvre en lisant l’article du Monde qui suit qu’il ne s’agit plus maintenant de la seule orthographe, mais de rien de moins que l’introduction de nouvelles règles grammaticales dans l'apprentissage de la langue française. Le Manifeste des 314 enseignantes et enseignants (http://www.slate.fr/story/153492/manifeste-professeurs-professeures-enseignerons-plus-masculin-emporte-sur-le-feminin) voue les vieux manuels à l’autodafé ; Hatier, déjà, a publié son manuel inclusif ; la nouvelle Réforme est en marche. Les Académiciens sont en émoi, mais voilà qui devrait plutôt nous assurer de l'innocuité du litige. Le sort que connut la réforme de l'orthographe de 1990, pourtant dans la ligne du « progressisme » de rigueur, aurait pu les rassurer : les locuteurs que nous sommes n'en ont rien voulu savoir et la langue française n'en a rien retenu ou presque. Mais quoi ?! toucher à la grammaire.. ?
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Accordons-leur néanmoins qu’il y a de quoi être désorienté : si les ennemis sont désignés de part et d’autre, les positions de chacun des deux camps bien arrêtées, les termes du débat, si débat il y a, ne frappent pas par leur clarté. Et les éléments mis à disposition par les promoteurs eux-mêmes n’arrangent pas vraiment les choses. Ainsi, sur le site « officiel » consacré à l’écriture inclusive (http://www.ecriture-inclusive.fr/) peut-on télécharger le « Manuel » de référence, celui qui vous permettra de « faire progresser l’égalité femmes · hommes par votre manière d’écrire » (on aura noté la subtilité, moyennant un Alt+0183 aisé comme tout à mémoriser). Un manuel conçu et édité par une « agence » (de communication ?), l’agence Mots-clés, et tout cela sous le haut patronage, non pas seulement de Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes, mais aussi… de Michel Foucault. Je cite la citation dont l’agence a fait son mot d’ordre, tirée de sa Leçon inaugurale au Collège de France : « Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer ». Pas besoin d’être professeur au Collège de France, du reste, pour comprendre que par le « discours », par son concept de discours-bataille, comme il l’abrégeait, Foucault désignait précisément un « ordre » irréductible à celui de la langue, et qui à ce titre échappait tant aux linguistes qu’aux grammairiens.

Les nouveaux réformateurs et promoteurs de « l’inclusivité », militants de l’égale « représentation » dans le « langage », ne veulent, eux non plus, rien savoir de la linguistique : la langue n'a à leurs yeux ni consistance propre ni autonomie. Mais ils ne veulent à l’évidence rien savoir du discours non plus. La seule affaire sérieuse, en définitive, c’est la grammaire ; or les grammaires n'étant que collections de règles, et les règles, pures conventions, grammaires et règles peuvent être défaites comme elles ont été faites : par décret. "Ne dites pas...", "Dites...". N’étant pas en position de décréter, bien sûr, ils proposent à qui veut s’en emparer ce qu’ils ne peuvent imposer. Bien peu foucaldiens en vérité quant au discours (cet « obscur ensemble de règles anonymes » qui avait aussi peu à voir avec la parole qu’avec la langue), bien plutôt grammairiens par profession, les « inclusionnistes » ne semblent pas se proposer pour autant de se faire les Vaugelas modernes des usages minoritaires. Ce ne sont à bien les entendre ni les « pratiques discursives », ni l'exercice de la parole ordinaire, qui font la langue ; seule une élite éclairée – alliance de pédagogues progressistes et de communicants militants – en sait assez sur son pouvoir pour s’octroyer le droit – et même se faire un devoir – de mettre fin à l'ordre patriarcal dont la langue véhicule les valeurs et conforte le règne.

J’en viens maintenant au cœur de la nouvelle revendication. On peut la regarder sous un angle pratique ou l’examiner d’un point de vue théorique.

Sous l’angle purement pragmatique, puisque la démarche est fondée sur une stratégie de communication revendiquée comme telle, il me semble que les effets à en attendre sont rien moins que certains : si les Académiciens ont échoué à imposer leur « cout » (leur « évènement » n’a-t-il pas connu une meilleure fortune parce que de nombreux locuteurs, appliquant spontanément la loi de construction analogique identifiée par Saussure, faisaient déjà d’eux-mêmes la « faute » que la règle devait un jour consacrer correction ?), les Inclusifs auront-ils plus de succès avec leurs innovations graphiques arbitraires ? On peut en douter. On peut aisément imaginer, en revanche, comment l’adoption ou la non-adoption des nouvelles règles deviendront, à défaut de faire avancer la cause de l’égalité, des marqueurs « politiques » – ou plutôt sociologiques – qui fourniront un nouveau critère de division des sujets parlants en réactionnaires et progressistes (les seconds retireront du recours à l’écriture inclusive ce que Foucault, justement, appelait le « bénéfice du locuteur », ou « de la locutrice » si l’on préfère, les autres se répartiront en « machistes » ou « soumises », selon le sexe du sujet). 

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La question théorique est plus complexe. Selon les termes du Manifeste des 314, on cessera d’imposer comme seule acceptable la règle selon laquelle "le masculin l'emporte sur le féminin comme le mâle est supérieur à la femelle", formule dont il est probable que peu d’entre nos contemporains ne ressentiront pas le ridicule (et ils verront d’autant moins la domination masculine en acte dans l’énoncé qu’ils reconnaîtront plus sûrement dans la justification donnée par l’énonciateur une rationalisation a posteriori de sa méconnaissance patente de la nature des règles linguistiques). À la place de la règle unique, on proposera aux élèves un libre choix entre trois règles, les deux règles alternatives étant : la règle opposée (le féminin l’emporte parce qu’« ainsi soit-elle ! ») ; la « règle de proximité », qui « consiste à accorder le genre et le nombre de l'adjectif avec le plus proche des noms qu'il qualifie, et le verbe avec le plus proche des chefs des groupes coordonnés formant son sujet » (définition wiki), règle dite également « latine », et dont les signataires rappellent à bon droit qu’elle a longtemps prévalu sur la règle enseignée de nos jours. La chose est du reste si bien attestée que l’usage aujourd’hui dominant et la règle de proximité cohabitaient encore chez certains auteurs classiques, tel Racine (Athalie, 1691) : « Surtout j'ai cru devoir aux larmes, aux prières, consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières ». (Les esprits subtils objecteront sans doute qu’il ne faisait là que se plier aux contrainte de rythme et de rime, ou que peut-être les jours n’étaient pas entiers… mais cela ne change rien au fond, et on pourrait multiplier les exemples.) C’est ici que les choses deviennent intéressantes. Car les catégories de genre mobilisées par la règle latine ne distinguent nullement « personnes » et « choses », « objets » et « sujets », non plus qu’« être animés » et « être inanimés », « animaux » et « êtres humains »… Cela tient peut-être tout simplement au fait que les adjectifs de genres « masculin » et « féminin » sont ici des catégories grammaticales, et non biologiques, sociales, ou de genre. Il n’y a pas plus de raison ontologique au caractère « masculin » du nom Pouvoir en français qu’au caractère « féminin » du mot Macht en allemand ; le français n’est pas plus « sexiste » que le latin, ni l’allemand plus « neutre », ou « égalitaire », au regard des genres que le français, du seul fait qu’il comporte trois genres, dont un neutre. La règle latine d’accord du genre, les trois règles d’accord au même titre, ne traitent que de genres grammaticaux, non d’individus sexués ou « genrés ».

Il me semble que règne dans toute cette affaire une grande confusion, chez les promoteurs de la réforme comme chez ses détracteurs. Où passent selon eux les nombreuses frontières mises en question par l’objet du litige : entre l’ordre linguistique et les autres ordres mis en jeu (social, politique, biologique…) ? entre ordre linguistique et ordre grammatical ? et entre langue et discours ? Que dans le champ du discours, qu’on l’entende au sens de Foucault ou au sens ordinaire, la lutte fasse rage, c’est difficilement contestable ; que la grammaire et son enseignement méritent d’être mis en question, on en conviendra aisément ; que la grammaire voire la langue même soit sexistes, cela n’a rien d’évident et réclame au minimum une explication, pour ne pas dire une démonstration. Roland Barthes, qui n’avait pas hésité quant à lui à dire la langue « fasciste », avait pointé que l’enseignement de la grammaire, l’apprentissage scolaire de la langue, sont tout sauf neutres : enseigner la langue et enseigner la littérature, c’est tout un ; la langue objet d’enseignement ne véhicule pas seulement, par les « performances » littéraires auxquelles elle donne lieu comme par les analyses grammaticales auxquelles elle donne prise, les règles du « bien parler » ; elle engage tout un monde de représentations, elle assigne des positions aux sujets parlants. Il en concluait plutôt pour sa part que c’était moins les règles qu’il fallait changer que l’enseignement qu’il fallait subvertir : les littératures sont innombrables, les voies d’analyse du corpus littéraire multiples ; j’ajouterai que les grammaires sont plusieurs (pour ne citer qu’un exemple, Damourette et Pichon, ces deux iconoclastes à qui leurs pairs reprochaient de recueillir dans la rue les seuls exemples qu’ils ne prenaient pas dans les romans, ne le cèdent en rien en sérieux théorique au père Grevisse).

Au moment d’achever ce billet, je m’aperçois qu’un premier pas vers la clarté consisterait peut-être à séparer résolument deux démarches que les « 314 » auraient à mon sens bien tort d’associer : celle des praticiens de l’enseignement qu’ils sont et celle de communicants dont l’intervention, c’est le cas de le dire, ajoute encore à la confusion des genres. A moins que le seul responsable de l’association, outre l’auteur de l’article du Monde, soit votre humble serviteur ; avouons cependant que la conjoncture n’aide pas beaucoup à y voir clair.


Simon Roblin

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