Pouvons-nous admirer une Intelligence Artificielle ?

Crédit: oeuvre par Jason Allen, avec une IA

Le développement des « IA Génératives » (ou Generative IA) connaît une effervescence incroyable. Concrètement une IA générative « désigne des algorithmes d’Intelligence Artificielle et de Machine Learning qui utilisent des contenus existants au service de leur apprentissage pour en générer de nouveaux. Il peut s’agir de la génération de textes, de sons, d’images ». Ainsi une IA générative peut produire un tableau, un roman ou encore une musique. Cette effervescence est liée d’une part à la disponibilité d’outils qui deviennent réellement grand public (DALL-E, NightCafe, ChatGPT…), c’est-à-dire que tout un chacun peut les utiliser sans compétence particulière, et d’autre part à leurs performances remarquables et à la médiatisation des résultats obtenus. Ainsi le gain d’un prix pour une œuvre numérique (« Théâtre d’Opéra Spatial ») par une IA à la Colorado State Fair en septembre dernier avait eu un grand retentissement.

Ces résultats posent plusieurs questions fascinantes, sur le rapport à la création et à sa propriété, et sur la notion d’artiste et d’œuvre d’art.

De la création

La première question qui se pose, et elle a des implications vertigineuses, a trait à la notion d’auteur ou d’artiste. Dans le cas d’une œuvre produite par une IA générative on peut se demander qui (ou quoi !) est l’auteur, le créateur, et qui (ou quoi !) en conséquence détient les droits attachés à cette œuvre – les droits d’auteur c’est à dire les droits moraux mais aussi des droits patrimoniaux et notamment les droits de distribution et de commercialisation ? Plusieurs réponses sont envisageables mais qui ont des conséquences très différentes :

-         On peut tout d’abord considérer que c’est l’entité (entreprise, labo de recherche, … Pour simplifier on assimilera ici les développeurs/programmeurs de l’IA à l’entité en question) qui a développé l’IA qui est « l’artiste » et donc la propriétaire des droits, sauf à les céder explicitement ou à rentrer dans des logiques de licence de type « creative commons »,

-         Une autre réponse peut consister à dire que c’est l’humain qui utilise l’IA pour produire l’œuvre qui est l’artiste. Typiquement une personne va donner des instructions à l’IA en langage naturel et au bout de plusieurs itérations, rectifications, modifications, elle va arriver à une œuvre qu’elle va considérer comme finale. Dans le cas de «  Théâtre d’Opéra Spatial » c’est un artiste qui s’appelle Jason Allen qui avait « guidé » l’IA. Ici l’IA serait envisagée comme un « simple » procédé technique et l’artiste humain est bien le « créateur », celui qui a l’idée et qui utilise ensuite le dit procédé technique pour matérialiser, donner une forme, à son idée (on pourrait imaginer dans une mise en abyme vertigineuse que ce soit une autre IA qui donne les instructions à l’IA spécialisée dans la production d’une œuvre…mais cela nous emmènerait sans doute trop loin),

-         Une autre possibilité consiste à considérer que l’IA est dotée d’une personnalité (juridique) propre et que c’est elle qui pourrait revendiquer des droits sur l’œuvre produite. Si cela paraît aujourd’hui assez improbable on peut penser que cette question finira par émerger à mesure que les IA deviendront plus « généralistes » et pourront elles-mêmes poser ce type de question,

-         Enfin dans le cas où une œuvre est produite « à la manière de » – comme on a pu le voir avec  Munch, Van Gogh ou Hokusai - , on peut se demander dans quelle mesure les ayants droits de l’artiste pourraient eux-mêmes revendiquer une forme de propriété sur l’œuvre produite par l’IA ?

On voit bien qu’en fonction de la réponse à ces questions c’est l’économie même de l’art et des professions artistiques (graphistes, rédacteurs,..) qui peut être chamboulée.

De l’admiration

Mais une fois que la question de l’auteur est posée à défaut d’être résolue, il reste un point essentiel qui est celui de la réception de l’œuvre et la perception qu’en a le public. Dit autrement est-ce qu’une œuvre « produite » par une IA peut être réellement considérée comme une œuvre d’art et à ce titre réellement digne d’intérêt ? Si je sais que cette œuvre est le fruit d’une IA vais-je la percevoir comme un artefact technique et rien de plus ou vais-je lui conférer le même statut qu’une œuvre produite par un humain, un artiste en chair et en os ? On sait par exemple que les œuvres musicales générées par ordinateur existent depuis des décennies (l’IRCAM a été en pointe sur ce sujet), ou encore qu’un universitaire et poète comme Jean Pierre Balpe proposait un logiciel d’écriture poétique dès les années 80, sans que cela ne provoque un intérêt réel au-delà d’un cercle de spécialistes. Cela va-t-il continuer ?

Fondamentalement la perception d’une œuvre est liée à la relation à l’artiste, c’est-à-dire à l’un(e) de nos semblables. L’artiste provoque des émotions à travers une forme, et cela me touche car il est « comme moi et me fait appartenir à ce qu’on pourrait appeler l’humanité ». Il y a une forme d’identification qui joue dans le processus de réception de l’œuvre et sans cette identification quelque chose manque. Et c’est aussi cette identification qui me permet d’admirer l’artiste, pour sa capacité à me toucher, à me faire ressentir des émotions. Or il nous paraît quasiment impossible d’admirer une IA car justement elle n’est pas comme nous (de la même façon qu’il nous serait difficile d’admirer un martien si les martiens existaient). L’identification est impossible, l’altérité crée ici une distance infranchissable.

D’autre part la capacité automatique de l’IA à produire des œuvres, et donc à décorréler l’œuvre d’un travail et du temps nécessaire à ce travail, éloigne l’œuvre du champ artistique pour lui conférer des attributs qui relèveraient plutôt de l’industrie. Ainsi l’unicité de l’œuvre d’art reste un élément central de son appréciation, tandis que les œuvres générées par les IA sont plutôt l’ordre de la production et de la reproduction.

Cela ne veut pas dire que l’œuvre produite par l’IA ne sera pas perçue comme belle, intéressante ou émouvante, mais elle aura sans doute un statut « inférieur » au statut d’une œuvre d’art humaine (en revanche ces œuvres produites par les IA viendront concurrencer frontalement les productions de «type artistique » à usage commercial : illustrations, affiches, publicités, textes promotionnels…).

Dès lors, on peut faire l’hypothèse que ce sont les œuvres créées par les humains qui continueront à nous intéresser d’abord, à nous stimuler et à nous passionner. Voilà un message qui se veut rassurant pour les artistes.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Quand le bonheur des salariés fait le profit des entreprises (1/2)

Et si on vendait Air France à ses pilotes ?

Le vrai faux problème de la dette publique