Argent, bonheur, statut et jalousie : drôle de mélange

J'avais écrit il y a 3 ans 1/2 un post sur mon blog Libé traitant des liens entre argent (revenus) et bonheur. Enfin, évacuons le mot bonheur. Le bonheur ce peut être une rencontre, le plaisir d'être en mai, le regard de l'être aimé, voir son enfant grandir ou lire un bon roman. Toutes choses non quantifiables. On parlera donc de "life satisfaction", plus neutre. Pourquoi en reparler ? D'abord j'ai lu (Kahneman et Tversky, Claudia Selnik), mûri la réflexion (en bien j'espère) et le récent "Prix Nobel d'Economie" a planché sur la question. Par ailleurs, la crise s'installe (8 ans déjà), les inégalités flambent dans certains pays (US notamment, la France étant contrairement aux idées reçues largement épargnée), les français semblent enfermés dans une dépression latente (tout en étant relativement optimiste à titre personnel, ils sont fortement pessimistes pour la France et leurs enfants). Par ailleurs, je pense que la liaison est bijective. Le travail et ses revenus peuvent (ou non) apporter le bonheur mais l'inverse est aussi vrai. Je crois plus que jamais que bonheur au travail et productivité ont partie liée et qu'un employeur a tout intérêt, en plus du sens humaniste de la chose, à rendre ses employés "satisfaits" (évitons le "heureux").

Un premier résultat en forme d'évidence

La première données à prendre en compte est le paradoxe d'Easterlin (qui date de 1974). Des sondages existaient depuis belle lurette sur la "life satisfaction" des américains. Quelle n'est pas la surprise quand Easterlin se rend compte que pendant les "golden 60s", âge d'or pour tous les américains (remember Fonzy dans "Happy days"), la "life satisfaction" avait stagné alors que le PIB/habitant avait explosé. Les USA avaient, les premiers (les autres, dont la France, ont suivi), touché un mur. L'augmentation du PIB per capita rend les gens plus satisfaits de leur vie jusqu'à un certain point où il y a stagnation. L'étude a été reproduite à l'échelle individuelle et, sur un mode fractal, on retrouve le même résultat. L'argent a partie liée à la satisfaction de vie ... jusqu'à un certain point. L'influence est forte (une personne "aisée" est moins gênée par un mal de tête ! pour un divorce ou un deuil, ça ne change rien).

Résumons-nous : l'adage dit "l'argent ne fait pas le bonheur mais il y contribue". C'est exactement ce que l'on retrouve ici. Ce qui est intéressant, c'est que l'effet maximal de l'argent est atteint assez tôt, notamment au regard des salaires des CEO ($75,000/an/personne). On peut aussi imaginer qu'on ne peut atteindre 10 (difficile de donner la note maximale à moins de baigner dans un bonheur béat). On peut enfin penser qu'au-delà d'une certaine note interviennent d'autres critères tels que les liens sociaux, la solidarité, l'environnement (visuel - le beau) ainsi que l'aptitude de chacun au bonheur qui serait en partie génétique.

Le bonheur, forcément éphémère ?

Il existe un premier écueil sur le chemin de la "life satisfaction". Les spécialistes appellent ça du joli nom d'"hedonic treadmill" (tapis de course hédoniste). On peut également piocher du côté d'Alice au Pays des Merveilles et parler du Paradoxe de la Reine Rouge. En gros, il faut avancer pour rester sur place. Je m'explique : une augmentation va augmenter mécaniquement votre "life satisfaction". Qui n'éprouve pas une certaine joie en recevant une augmentation et en pensant aux apports concrets (vacances par exemple) qui vont avec. Mais ce "sursaut" s'émousse très vite et votre "life satisfaction" revient à son point de départ et vous attendez la prochaine. On pourrait évoquer également le mythe de Sisyphe. Notons que l'inflation quasi nulle actuelle est une mauvaise chose d'un point de vue psychologique. Dans les années 80, quand l'inflation était encore élevée, les syndicats pouvaient négocier des augmentations (le fameux "grain à moudre" d'André Bergeron). Même si celles-ci n'avaient pas plus de valeur qu'une augmentation de 0,5% en 2015, l'impact psychologique n'était pas le même.

J'alourdis encore un peu le dossier. Les chercheurs (notamment Kahneman et Tversky) ont démontré qu'à montant égal, une perte (même virtuelle) est deux fois plus intense qu'un gain. En clair, se voir refuser une augmentation de 100€ crée une douleur (car c'est bien un centre neurologique de la douleur qui est activé) de même intensité que le plaisir généré par l'obtention d'une augmentation de 200€. Ce ratio de 2 est une moyenne et varie selon les personnes. Il montre notamment que nous sommes (en moyenne) "risk adverse", sans doute un legs de l'évolution.

A ce point du raisonnement, on peut se dire que Dieu, Le Créateur, l'Evolution (rayez la mention qui vous semble inutile) a été bien cruel avec nous. Notre satisfaction face à la vie dépend de notre génétique, demande un niveau de revenu non négligeable et une course sans fin à l'augmentation.

Là où ça se complique

Mais tout cela est trop simple. Il faut introduire un peu de complexité dans le modèle. Jusque-là, nous n'avons parlé que des rapports individuels à l'argent. Or, nous sommes des êtres sociaux et nous nous comparons, consciemment ou pas, avec (dans l'ordre d'importance) nos collègues, nos amis, nos voisins, notre famille. Evidemment, les feuilles de salaire ou d'impôt n'étant pas affichés sur les portes de nos maisons , nous avons recours aux signes extérieurs : logement, voiture, habillement, vacances, ... Les chercheurs ont par exemple noté que l'on maximise sa "life satisfaction" en habitant dans un quartier légèrement en-dessous de nos moyens. 

Mais la comparaison joue dans deux sens diamétralement opposés. Il y a l'"effet statut" qui apporte de la frustration (pourquoi mon beau-frère gagne plus que moi ?). Mais l'effet inverse existe, c'est l'"effet tunnel" (que personnellement j'appellerai plutôt "effet bouchon") ou "effet signal". Vous êtes dans un bouchon, sur la voie de droite, sans visibilité de ce qui bloque devant. Deux réactions contradictoires, de forces variable, se superposent dans votre cerveau si l'autre file avance ; la première : c'est injuste, on est toujours sur la mauvaise file ; la seconde : si la file de gauche avance, c'est que ça se débloque et mon tour va venir.

Evidemment, selon le rapport entre les deux forces, l'état d'esprit ne sera pas du tout le même. Les USA voient plutôt prédominer l'"effet signal" sur l'"effet statut". Le rapport à l'argent y est différent en raison du substrat protestant et du mythe (qui n'est plus que cela, un mythe, sans presque plus aucun fondement) du "self-made man". A l'inverse, en France, le mythe de la grande ascension sociale a toujours été beaucoup moins marqué (un reste d'Ancien Régime ?) même si les Trente Glorieuses ont vu une réelle ascension sociale mais plus par "étapes". Et si l'argent vit plus caché qu'aux USA, il y suscite plus de méfiance.

Comment optimiser notre "life satisfaction" ?

Le but de ce blog est de constater, dénoncer, analyse mais aussi d'essayer de produire des pistes de solution. C'est ici particulièrement complexe. En effet, il est illusoire de changer la "nature humaine". Les mécanismes décrits ici ont été façonnés par l'évolution sur des milliers de générations. On peut malgré tout tirer quelques pistes :

  • La France a connu des scandales à répétition ces dernières années sur les salaires des patrons (les retraites chapeaux, golden parachute ou golden hello). Certains y voient notre "passion de l'égalité" ou un encore fond catholique ("zombie" comme dirait Emmanuel Todd). Je crois que c'est plus complexe. En voyant "Bill Gates", les américains semblent privilégier l'effet "signal" (on peut tous être des self-made man) sur l'"effet statut" (qu'est-ce qui justifie une fortune pareille ?). Les français ont tout l'air d'avoir le réflexe inverse. Toujours ? Xavier Niel, désormais une des plus grosses fortunes de France, ne semble pas susciter ce sentiment. Pourquoi ? il n'est pas passé par l'ENA et n'a pas frayé avec les cabinets ministériels. Peut-être que si notre "élite économique" était moins formatée, les français pourraient s'identifier plus facilement et partant, l'effet "signal" jouerait son rôle
  • La notion d"'ascenseur social", même si elle ne concerne que peu d'individus, doit être vu comme faisant partie du champ des possibles. Cela demande à nos entreprises d'être plus ouvertes sur des profils atypiques (l'inverse de l'esprit de corps de l'X ou de l'ENA) et à nos médias de communiquer sur ces réussites atypiques
  • On peut aussi remettre en question les rémunérations énormes (qu'elles soient issues du monde de l'entreprise, du cinéma ou du football). Si l'optimum en terme de "life satisfaction" est à $75,000/an, une rémunération de $7,500,000/an a-t-elle un sens ? N'est-t-elle pas une entrave pour trouver un optimum au niveau de la société ?
  • Les "normes sociales" jouent aussi un grand rôle. L'argent améliore la "life satisfaction" par les facilités pratiques et la liberté qu'il amène mais aussi car c'est devenu le baromètre par excellence du "jeu social". Là encore, les médias peuvent promouvoir des "héros du quotidien" dont la valeur ne se mesure pas à la déclaration d'impôt
  • Enfin, la confiance inter-individus est une valeur cardinale sur la voie d'une meilleure appréciation de la vie. Et la France en manque cruellement. J'y reviendrai en détail dans un prochain post

Nicolas QUINT, Lyon, 11/11/2015

Commentaires

  1. Excellent résumé des mécanismes à l'œuvre dans notre subconscient. Et merci pour le lien.
    Au sujet de "il est illusoire de vouloir changer la nature humaine" : oui c'est vrai, mais on peut changer de culture. La plupart des mécanismes que tu décris sont 'hardwired', mais la plupart des biologistes ont abandonné le déterministe génétique pur pour expliquer les comportements humains. Nous savons aujourd'hui que les facteurs de l'environnement et notamment la culture jouent, par rétroaction, un rôle important dans le développement du cerveau, par exemple. (voir mon article "la machine molle")

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    1. j'en suis bien d'accord ! effectivement, ce que je décris est majoritaire hardwired (ADN) mais pas totalement (épigénétique). Ca peut donc changer. Mais va expliquer à Lucette (celle qu'a vu FH) que, dans quelques siècles, par rétroaction, et modification de l'épigénétique, le monde aura changer (un peu) ..... en plus, la culture joue mais dans quel sens en ce moment ? Renforcement ou changement du modèle ? Pas évident ...

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    2. C'est tout à fait vrai. Et il m'est difficile de répondre à ta question. Mais n'oublions pas une chose : la culture, c'est nous (Lucette, toi, moi...) qui la faisons. Aujourd'hui, on voit bien que l'innovation (culturelle et autre) vient rarement des élites.

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  2. En ce qui concerne le formatage de nos "élites", qu'elles soient économiques ou politiques, je vois mal comment elles pourraient se réformer elles mêmes. En général, on constate que l'"élite" est atteinte d'une hypertrophie de l'ego qui fait barrage à toute remise en cause.

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    1. Ca, c'est malheureusement la réalité. Combien de Niel pour X bombardés depuis des cabinets ministériels ? Pas beaucoup (je ne pare pas Niel de toutes les vertus, seulement qu'il est plus "comme tout le monde" que beaucoup d'ENA/cab min/parachutage aux conseils d'admin).

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    2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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    3. Et donc pas grand chose, on est dans un "capitalisme de connivence" comme dirait Jean-Marc Daniel. Avec un forme de connivence liée à l'Etat. D'autres pays ont aussi un capitalisme de connivence mais sous une forme différente. La solution n'est pas évidente mais pour la France, on a un interventionnisme très fort (culturel ...) vis-à-vis des entreprises. Donc les actionnaires/administrateurs se disent qu'un CxO venant d'un cab ministériel sera toujours utile (réseaux). Je ne prône pas un libéralisme pur sucre mais soit on dit qu'une entreprise doit être nationalisée pour de bonnes raisons soit l'Etat ne s'engage pas (ex d'Air France où l'Etat pèse 16% et se mêle de tout ce qui se passe avec plus ou moins d'efficacité .... plutôt moins)

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    4. Ou alors, on introduit une part un peu plus importante de démocratie au sein des entreprises pour changer la représentation dans les comités de direction...

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  3. J’aime bien le paradoxe de la reine rouge (qui par ailleurs n’est pas dans Alice au pays des merveilles mais dans la suite : De l’autre côté du miroir).
    Je regardais cette semaine l’émission 28 Minutes (Invités : Nicolas Hulot et Hindou Oumarou Ibrahim)
    A 10:45 du début de la vidéo, Hindou Oumarou Ibrahim a cette réflexion concernant les pays du nord : « Ils sont déjà développés, donc qu’est-ce qu’ils veulent de plus ? »
    C’est une question (à la recherche du bonheur) que je m’étais posée il y a quelques années déjà. Pourquoi les hommes veulent toujours plus : remplacer leur Peugeot 404 par une 405, puis une 406, puis une 407, puis une Maserati ?
    Pourquoi ne pourrions pas remplacer notre Peugeot 206 par la même Peugeot 206, en bref, stagner ? Pourquoi ce toujours plus ?
    Je crois que la réponse, c’est qu’une société (au sens commercial SA, GmbH, Ltd et autre .com) qui stagne est une société qui meurt dans ce modèle capitaliste.
    Ce besoin du toujours plus est-il plus lié à l’homme ou bien à notre modèle économique ?
    Si l’on devait refonder une société ex-nihilo, je bannirais l’argent.

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    1. Merci pour la précision sur la reine rouge .. je suis assez mauvais en Alice au Pays des Merveilles ? ;)
      la question est effectivement intéressante. Je pense que l'homme est câblé (je sais Stef, le cerveau n'est pas un ordinateur) pour le "toujours plus". Altius, citius, fortius aurait dit De Coubertin. La stagnation nous est insupportable. Bien sur, c'est aussi culturel, il y a eu des phases de stagnation (fin de l'Empire Romain - an 1000) mais c'était, je pense, subi. Je pense (mais c'est mon avis) que l'homme suit le mythe d'Icare, toujours plus jusqu'à se brûler les ailes. L'Hubris, auraient dit les grecs. C'est pourquoi je suis très pessimiste quand à l'avenir de notre civilisation. Cette quête du toujours plus ne peut mener qu'à un effondrement à terme (pas si lointain à mon avis ....). Je ne parle pas d'une extinction de l'espèce mais de la fin de la civilisation telle que nous la connaissons.
      Un bon exemple à apporter à ta question est : pourquoi les hommes sont-ils passés de chasseurs-cueilleurs à cultivateurs. On sait que le "temps de travail" chez les cultivateurs était le double que chez les chasseurs-cueilleurs. Qu'ils avaient aussi moins de maladies (moins de proximité avec les animaux). Alors pourquoi cette conversion ??? bien sur, elle a permis d'augmenter la population mais les individus se foutaient d'être 10.000 sur Terre ou 10 milliards. Peut-être est-ce le "péché" originel qui a conduit au capitalisme moderne. Mais le fait est que les cultivateurs ont pris le pas partout (même si ça a mis 2-3 siècles en Scandinavie, sans doute car les rendements agricoles étaient plus faibles). Est-ce que la conversion a été choisie ou amenée de force (on estime que les convertis étaient à 3/4 des "locaux", 1/4 des migrants), par exemple par la réduction des terrains de chasse. N'empêche que des populations motivées auraient pu dire "STOP". Ils ne l'ont pas fait. C'est pourquoi je crois qu'au-delà de la culture (qui joue), le "toujours plus" est lié à l'homme. Il a causé la perte de bien des civilisations et ce sera (je pense) le cas de la nôtre. Sauf que, pour la 1ere fois, nous sommes dans une civilisation mondiale

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    2. Bannir l'argent est un belle utopie mais ça ne changerait pas grand chose. L'argent est apparemment (théorie de Graeber assez convaincante) pour échanger des titres de dette. Donc il faudrait aussi éliminer la dette. Et probablement la propriété privée. Mais là encore, les objets (ou maison ou ce que tu veux) sont une extension de nous-mêmes qui servent à de multiples usages (sécurité du foyer, statut, ....). Là encore, ça me semble contraire à ce qu'est l'homme ...

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    3. @Nico: En effet, l'homme est "câblé" pour du "toujours plus" mais le cadeau de l'évolution, c'est que le cerveau de l'homme est "neuroplastique" et donc conçu pour s'adapter.
      Par exemple, le cerveau de l'homme est "câblé" pour assouvir ses pulsions de base, mais la culture, les règles de vie sociales, font qu'il est capable de les juguler.
      Donc un changement de culture pourrait modifier le câblage du "toujours plus".
      Je ne suis donc pas aussi pessimiste, mais pas non plus trop optimiste, car je ne sais pas quelles sont les conditions nécessaires pour qu'un changement de culture advienne...

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