Que des doutes, en vrac

J'ai d'abord été pris par la sidération. Longtemps. Peut-être y suis-je encore. Scotché sur les lives TV ou Internet, ré-écoutant les mêmes analyses, les mêmes bribes d'infos. Et le brouillard dans la tête, saturé d'émotions. Dans le pays de Descartes, on pense que les émotions sont à écarter de la réflexion. Il faut avoir la "tête froide". Il a été démontré par les chercheurs (Antonio Damasio) que c'est une chimère et que les émotions sont partie intégrante de nos décisions. Des malades privés d'émotions ne sont plus capables de prendre la moindre décision.

Gardons nos émotions alors, tamisons-les mais chérissons-les aussi. Le problème, c'est que derrière l'écran de fumée des émotions à fleur de peau, il ne me reste que des doutes. C'est sain le doute. Je chéris le doute. La certitude, c'est la mort de la réflexion, la voie pavée aux extrémismes ou plus prosaïquement à la bêtise. Mais quand il n'y a plus que du doute, il y a de la douleur.

Mon premier doute ? Pourquoi ces attentats me touchent beaucoup plus que ceux de Charlie. Oh bien sur, j'avais été touché pour Charlie, triste, peiné. Je n'étais pas un fan du journal mais ses dessins me faisaient parfois bien marrer. Il y avait Bernard Maris, avec qui je n'étais pas toujours d'accord, mais qui était un vrai humaniste, qui chérissait le doute ("Plaidoyer impossible pour les socialistes"), économiste se moquant des économistes, utopiste voulant le beau et le bien. Et l'Hyper Cacher avec ce retour de l'odieux antisémitisme via l'islamisme radical. Et les policiers tombés. Et pourtant, je suis beaucoup plus touché cette fois-ci et je ne sais pas vraiment pourquoi ... le nombre de morts ? l'ampleur ? le fait qu'il n'y avait pas de cible, juste du pur hasard ? le fait que des terroristes utilisent des ceintures d'explosifs, non pas à Mossoul, Bagdad ou Beyrouth mais à Paris, France ? la jeunesse des victimes ? Mystère de la psyché, je n'en sais rien.

J'ai écouté François Hollande hier. D'un côté, il m'a paru bien, solennel, à la hauteur. D'un autre côté, je n'ai pas vraiment compris où il nous emmenait. Troquer un peu de notre liberté pour plus de sécurité ? Benjamin Franklin a déclaré il y a bien longtemps "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'un ni l'autre et finit par perdre le deux". C'est beau, c'est noble, c'est éloquent et j'adhère à ça. Mais quand je vois que 48h d'état d'urgence fait surgir un RPG (entre autres) à 20km de chez moi, je doute.

On va "renforcer les frappes" sur Daesh. Bien, je ne vais pas pleurer sur leur sort. Mais pourquoi ne tapions nous pas à fond jusque-là ? J'imagine que c'était pour éviter de faire des "victimes collatérales", de déchiqueter des vieillards, des femmes, des gosses qui ont le malheur d'être sous la coupe de l'EI. Le message est-il donc que l'on va accepter un peu plus d'erreurs, au risque de créer des désespérés qui seront plus tard volontaires pour nous frapper ? Je ne sais pas.

Et que faire de la Syrie ? Faut-il jouer Bashar contre l'EI (on a bien joué Staline contre Hitler ...) ? Mettre des troupes au sol ? Après tout, il n'y a que 20.000 combattants côté Daesh. Mais que faire de cet immense territoire ensuite ? On sait déstabiliser mais stabiliser, très peu en fait. Que faire de toutes les métastases de cet Etat Terroriste en Libye ou en Egypte ? Faut-il se ranger derrière Poutine et ses méthodes radicales et oublier l'Ukraine ? Dire nos 4 vérités au Qatar et à l'Arabie Saoudite qui financent les islamistes ou à la Turquie et à son jeu ambigu ? C'est tentant de se dire "au diable le business, les ventes de Rafale et retour à la morale". Mais se faire de nouveaux ennemis dans la zone serait-il d'une quelconque utilité ? Si l'on ne parle qu'avec les "gentilles démocraties", on ne va plus parler à grand monde surtout dans cette région du monde.

Le doute encore sur les migrants. Oui, Daesh peut envoyer des bombes humaines via ce canal, mais faut-il abandonner toute compassion pour une illusion de sécurité ? Et les musulmans de France ? une 5ème colonne comme le clament certains. Non, certes, non, là encore il faut séparer le bon grain de l'ivraie (le bon grain étant de très loin majoritaire) mais l'idée d'avoir 100, 1.000, 5.000 on ne sait pas, "adversaires de l'intérieur" n'appelle pas de réponse simple. Les américains ont interné en Californie des milliers de japonais pendant plusieurs années lors de la Guerre du Pacifique. Par précaution. Je ne crois pas qu'ils en soient très fiers.

Du doute, rien que du doute. A part sur un point : les terroristes peuvent frapper de nouveau, pas demain mais dans quelques mois. Pour échapper à leurs propres doutes j'imagine, certains fustigent Hollande, Valls ou Sarkozy. Comme si un politicien miracle pouvait réduire le risque à 0. D'autres s'imaginent résister en buvant un coup en terrasse. Oh bien sur, oui, il faut reprendre la vie d'avant mais se prendre pour un apprenti-Jean Moulin en sifflant un demi ... Sachant par ailleurs que la foudre tombe rarement deux fois au même endroit et que les terroristes savent adapter et varier leurs mode opératoires.

Vivons, agissons, n'oublions pas, essayons d'éliminer un peu de ces doutes mais pas trop. Le doute c'est l'inconfort mais la certitude est notre ennemi.

Nicolas QUINT, 16/11/2015

Commentaires

  1. Suivre l'argent, très instructif comme jeu. Mais ça ajoute encore plus de doutes.

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  2. Bravo!
    Ce que je crains presque autant que daesh, ce sont les gens pétris de certitudes. Lorsque je vois les mesures prises par un gouvernement centriste, (état d'urgence, modification de le constitution etc.), et les propositions ahurissantes de certains populistes de la droite dite "modérée" (interner tous les gens fichés "S"!), je me dis : heureusement que le FN n'est pas au pouvoir en cette période troublée...
    Malgré tout, cela ne doit pas nous paralyser et nous empêcher d'agir : oui, mieux vaut Bachar que l'EI. On a laissé un état terroriste se développer, il faut arrêter ça. On ne peut pas laisser une secte annexer un territoire de la taille d'un nouveau pays, prêcher ouvertement le fanatisme et préparer tranquillement sur ce territoire des expéditions terroristes.

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    1. Comme aurait dit Churchill, si Hitler envahissait l'enfer, je ne sais pas si ej pactiserais avec le diable mais je placerais au moins quelques morts en sa faveur à la Chambre des Communes ...

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  3. Pour ce qui est de discuter uniquement avec les "gentilles démocraties": comme tu dis, on n'aurait en effet pas grand monde avec qui discuter.
    C'est même la base de la diplomatie de discuter avec ses ennemis.
    Mais je ne vois pas le rapport entre discuter et abandonner nos valeurs.
    L'Arabie Saoudite et le Qatar se sont clairement positionnés comme nos ennemis en finançant les islamistes.
    On ne va quand même pas leur servir la soupe sous prétexte qu'ils ont du pétrole à nous vendre et des rafales à nous acheter.
    L'idéologie libérale a voulu nous faire croire que quiconque fait du commerce est sur le chemin de la démocratie. On voit bien la faillite de cette idéologie idiote.

    Comment peut-on être fier de notre pays lorsqu'on troque l'argent contre nos valeurs?
    Lorsqu'on oublie la morale, il n'est pas étonnant que certains soient tentés d'aller chercher ailleurs un autre absolu.

    D'ailleurs on voit qu'à troquer la morale contre l'argent, on finit par devoir troquer la liberté pour la sécurité.

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    1. Ca n'est pas que l'idéologie "libérale". Montesquieu parlait du "doux commerce" qui empêchait la guerre. Selon lui, les pays commerçant entre eux ont trop à perdre pour faire la guerre. Sauf qu'avec la mondialisation, les choses se compliquent : puisque je peux m'approvisionner à l'autre bout du monde, finalement je peux me fritter avec mon voisin d'où la multiplicité des guerres régionales ...

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    2. Je pense que le commerce, en soi, est plutôt positif: faire du commerce, c'est déjà au moins avoir une discussion.
      Mais ce que l'idéologie ultra-libérale (tendance "Darwinisme social") a voulu faire croire, c'est que c'était suffisant.

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  4. Une piste se dessine pour éviter de leur servir la soupe comme tu dis : les énergies renouvelables. Il faut cesser d'enrichir ces pays qui n'ont rien fait dans leur histoire pour mériter tant d'argent. Leur seul talent a été d'avoir du pétrole ou du gaz, retirons leur ce privilège en changeant notre modèle énergétique. C'est la clef, et la COP21 doit aller dans ce sens. Une piste parmi tant d'autres... Le nerf de la guerre c'est l'argent. Sans argent, plus de pouvoir...

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    1. C'est une piste en effet. Et positive, de surcroît ! :)

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    2. je suis d'accord mais il faut voir l'échelle de temps. La lutte contre Daesh et plus globalement l'islamisme radical, c'est aujourd'hui. Le jour où l'on aura besoin de beaucoup de moins de pétrole et de gaz, ça peut être dans une génération, best case !!!!

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    3. Voui mais c'est bien d'avoir aussi de belles perspectives long-terme qui donnent du sens :)
      Bien que je sois partisan de régler l'urgence en éradiquant Daesh, ce n'est pas suffisant: il est aussi nécessaire d'avoir un but qui inspire les gens davantage que celle de vendre plus de rafales.

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